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Ndongo Samba Sylla: Le commerce équitable et le défi de la transformation rurale durable

02 marzo 2016

Ndongo Samba Sylla, economiste du développement

Le commerce équitable. La plupart d'entre vous en ont certainement déjà entendu parler. Je parie même que certains parmi vous ont déjà acheté un produit CE dans un supermarché ou commandé une tasse de café CE. En faisant ces gestes, vous vous êtes certainement sentis bien. Vous avez pu avoir l'impression d'avoir bien agi, d'avoir agi pour la bonne cause. Ce sentiment est compréhensible car il correspond à l'idée de base du CE. Par un acte de solidarité, les consommateurs des pays riches acceptent de payer un peu plus pour que les producteurs du Sud aient accès à des prix décents qui leur permettront de mener une vie digne.

Cette idée d'un monde solidaire et équitable, je la partage. C'est d'ailleurs qui m'a poussé à faire des recherches sur le CE. Je souhaitais donner des arguments en faveur du CE et convaincre de son utilité. Malheureusement, plus j'avançais dans mes recherches, plus je me rendais compte que les choses étaient différentes de ce que j'espérais trouver et de ce que disaient les partisans du CE.

Le commerce équitable est-il équitable ? Peut-on rendre le monde plus équitable par la consommation solidaire ? Telles sont les questions auxquelles je vais essayer de répondre.

Mais commençons par le commencement. En parlant de commerce équitable, je vais m'intéresser principalement à l'approche du commerce équitable qui repose sur la labellisation des produits. C'est celle sur laquelle mes recherches ont porté. C'est celle également qui constitue l'essentiel des ventes de produits équitables à travers le monde. C'est le type de commerce équitable dont vous faites l'expérience quand vous entrez dans un supermarché ou dans un café servant des produits portant le label équitable.
Fairtrade (pas d'espace entre Fair and Trade) est le label de CE le plus connu. Il est promu par Fairtrade International, une organisation faîtière basée en Allemagne et composée entre autres d'associations de producteurs et d'organisations nationales de labellisation. Fairtrade International définit les standards du CE.

Pour Fairtrade International, l'équité commerciale tourne autour de quatre standards principaux. Premièrement, le paiement d'un prix minimum CE (un prix de base qui assure aux producteurs un prix qui couvre le coût de production durable). Deuxièmement, le paiement d'une prime CE qui est calculée sur la base du volume total vendu et qui est destiné à renforcer les capacités productives des organisations de producteurs et leurs infrastructures sociales). Troisièmement, la possibilité d'un pré-financement (en vue de court-circuiter les intermédiaires peu scrupuleux qui exploitent les paysans en leur chargeant des taux d'intérêt usuraires). La promotion de relations de long-terme entre les organisations de producteurs et leurs acheteurs potentiels (en vue d'assurer aux premiers un accès de long terme aux marchés).

A cette rapide description, il faut ajouter deux choses. Tout d'abord, les organisations de labellisation ne peuvent pas fixer les prix. Elles n'en ont pas le droit légalement parlant. Ensuite, elles n'achètent ni ne vendent aucun produit. Elles commercialisent juste leur label qu'elles vendent aux organisations de producteurs et aux intermédiaires des chaînes de valeur CE. Parce que la certification CE est payante. Le label « équitable » s'applique ici aux produits uniquement et non aux organisations impliquées dans les chaînes de valeur CE qui ne sont pas obligées d'être spécialisées dans la vente de produits CE.

Le travail des organisations de labellisation consistent donc à organiser un marché fonctionnant selon des règles prédéfinies (prix minimum, prime CE, possibilités de pré-financement, etc.) acceptées par les principaux acteurs impliqués (producteurs, intermédiaires, consommateurs). Une fois que ces règles sont acceptées, les marchés CE fonctionnent comme n'importe quel autre marché : les prix et les quantités sont déterminés sur une base compétitive. C'est pourquoi la possession d'un label CE pour les organisations de producteurs n'est pas une garantie qu'elles pourront vendre toute leur production aux conditions du CE.

Contrairement donc à une opinion répandue, le CE n'est pas une alternative au libre-échange. Elle procède d'une démarche de libre-échange.

Les limites du modèle économique du CE
A n'en pas douter, le CE a été un grand succès marketing dans les pays riches. En 2004, les ventes totales de produits CE à travers le monde s'établissaient à 830 millions d'euros. En 2013, elles avaient atteint 5,5 milliards d'euros.
Les partisans du CE tendent généralement à penser que plus de ventes au Nord implique plus d'impact socioéconomique au Sud. Malheureusement, cette façon de penser est plutôt simpliste.

Premièrement, il faut voir que 10 à 20% seulement de ces chiffres d'affaires sont reçus par les organisations de producteurs, sous forme de recettes d'exportation.

De manière générale, ces revenus créés par le CE sont relativement faibles. Si l'on tient compte des producteurs et de leurs familles, les recettes d'exportation par personne représentent moins de 150 euros par an. Cette somme, ces 150 euros, représentent un tiers du revenu moyen par personne des pays à faible revenu (low income countries). A noter également que ces 150 euros ne sont pas des revenus nets – car ils incluent les coûts de production, de conditionnement et de transport, etc.

Deuxième limite : non seulement les revenus créés par le CE sont faibles, ils sont également très mal répartis. Sur les 74 pays couverts par le CE, 10 représentent 70% des recettes d'exportation. Huit parmi ces 10 viennent de l'Amérique latine qui est la principale région à récolter les bénéfices du CE. La preuve, la prime par personne en Amérique latine est sept fois plus élevée qu'en Afrique.

La position privilégiée de l'Amérique latine s'explique par le fait qu'elle est plus riche et plus productive que l'Afrique et l'Asie du Sud. Parce qu'elle est plus riche, ses producteurs ont les moyens de payer la certification CE. Les pays les plus pauvres ne représentent que 13% des certifications CE contre 54% dans le cas des pays en développement les plus riches. Parce que l'Amérique latine est plus productive, elle est également à même de fournir les quantités et les prix souhaités par le marché. Enfin, il faut dire que l'Amérique latine domine la production de café et de bananes équitables. Or, ces deux produits avec le cacao constituent plus de 80% des recettes d'exportation CE.

Troisième limite : le commerce équitable tend à marginaliser les pays les plus dépendants de l'exportation de produits primaires agricoles. Prenons le cas du café. L'Ethiopie et le Burundi sont les deux pays qui dépendent le plus au monde de l'exportation de café qui rapportent respectivement 34% et 26% de leurs recettes d'exportations. Malheureusement, les certifications de café CE sont inexistantes au Burundi et limitées en Ethiopie. Paradoxalement, le Mexique et le Pérou qui ne sont pas du tout dépendants du café représentent près d'un tiers des certifications de café CE. La banane et le cacao racontent la même histoire.

Ce que j'ai appelé le « biais ploutocratique » fait référence au fait que le CE marginalise les pays les plus pauvres, les producteurs les plus pauvres et les pays les plus dépendants. Ploutocratique vient de « ploutocratie » qui signifie gouvernement des riches. Dans les faits, le CE œuvre pour les riches.

Une autre manifestation de ce biais ploutocratique est que le surplus payé par les consommateurs du Nord reste dans le Nord pour l'essentiel. Dans le cas des Etats-Unis, pour chaque dollar consacré à l'achat d'un produit CE, seuls 3 centimes sont transférés dans le Sud sous forme de revenus supplémentaires (extra income).

Le surplus payé par les consommateurs est capté vraisemblablement par les supermarchés, les entreprises qui vendent les produits CE et par les organisations de labellisation. Pour prendre le cas de Transfair USA, l'organisation de labellisation basée aux Etats-Unis et qui a d'ailleurs récemment quitté le mouvement, ses revenus issus de la vente de licences CE ont été multipliés par 22 entre 2001 et 2009. Nous pouvons être sûrs que les revenus des producteurs du Sud n'ont pas connu une progression aussi vertigineuse.

Au-delà du commerce équitable
Thomas Jefferson a écrit, et je le cite, « une bonne cause souffre souvent davantage des efforts inopportuns de ses amis que des arguments de ses ennemis » ("a good cause is often injured more by ill-timed efforts of its friends than by the arguments of its enemies").

Je crois que son propos décrit parfaitement la situation du CE. Mon point de vue n'est pas de dire que tout ce que le CE fait est erroné ou mauvais. Il diffère également de ceux qui critiquent le commerce équitable en vue de mieux maintenir le statu quo. Il est plus subtil et pourrait être résumé ainsi : quand il s'agit de combattre la pauvreté et de donner aux gens des opportunités de gagner leur vie dignement, mêmes les meilleures intentions ont toutes chances d'échouer si leur démarche s'appuie avant tout et par-dessus tout sur une logique de « marché libre ». Parce qu'elles vont finir par maintenir le statu quo : enrichir la minorité ou les plus compétitifs et marginaliser les plus pauvres et les plus nécessiteux.

Même si le CE fonctionnait admirablement bien, le fait est que son impact ne pourrait être que réduit. En effet, les recettes exportations de produits CE représentent plus ou moins la valeur d'une heure d'exportation du Sud vers le Nord sur les 8760 heures que compte une année. Ceci pour dire que le CE fonctionne à une échelle politique et économique qui rend son impact plus que négligeable. Et qu'il faut des remèdes globaux à des problèmes globaux.
Quels sont les solutions que nous pourrions recommander afin de rendre les relations commerciales entre le Nord et le Sud plus équilibrées ?

Premièrement, les pays riches devraient arrêter leur dumping agricole.
Deuxièmement, les pays riches devraient cesser de décourager l'industrialisation des pays les plus pauvres via l'escalade tarifaire (tariff escalation).

Troisièmement, les matières premières agricoles devraient être mieux régulées au plan international en vue de lutter contre la spéculation et de garantir des soupapes de sécurité aux producteurs.

Quatrièmement, les pays riches et les institutions financières internationales devraient cesser d'exiger une libéralisation inconditionnelle des marchés de produits agricoles.

Enfin, l'Organisation Mondiale du Commerce doit être revue dans son fonctionnement en vue qu'elle œuvre davantage pour le développement que pour les intérêts des multinationales des pays riches.

Toutes ces politiques requièrent un engagement politique fort des pays riches ainsi qu'un souci réel d'équilibrer les relations entre le Nord et le Sud. Elles supposent aussi une certaine cohérence politique.

L'ironie est qu'aujourd'hui ce sont les acteurs accusés d'être responsables du manque d'équité du système commercial international qui sont les chantres du CE voire des labels éthiques. Or, les politiques qui doivent agir pour un monde meilleur ne font pas mieux puisqu'ils sont également des défenseurs du CE. Dans nombre de pays européens, dans les mairies, les ministères, les parlements, le café servi est parfois labellisé CE. Ce qui est une façon de se donner bonne conscience et de fuir ses responsabilités.

2014 est l'année de l'agriculture familiale. C'est aussi  l'année où les Accords de partenariat économique (Economic partnership agreements) ont été conclus en Afrique avec l'Union Européenne. Ces APE, tout comme l'accaparement des terres, sont une menace pour l'agriculture familiale et l'atteinte universelle de la sécurité et de la souveraineté alimentaires. Les gouvernements doivent donc être cohérents. Ils ne peuvent pas dire qu'ils souhaitent soutenir l'agriculture familiale d'un côté et de l'autre prendre des mesures qui vont à l'encontre de cet objectif.

En conclusion, la prochaine fois que vous tomberez sur un produit du commerce équitable, rappelez-vous ceci : dans un monde décent et équitable, nous ne devrions pas avoir besoin d'initiatives comme le commerce équitable. Leur seule existence témoigne de ce qui ne va pas dans le monde d'aujourd'hui. Quand l'équité peut s'acheter dans un supermarché, c'est que nous sommes très loin d'en comprendre la nature ainsi que les sacrifices qu'elle exige.