Alvaro Lario: « Sans l’agriculture familiale, nous n’aurions rien mangé aujourd’hui »

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Alvaro Lario: « Sans l’agriculture familiale, nous n’aurions rien mangé aujourd’hui »

Entretien avec le Président du FIDA

© IFAD/Joe Kinyanjui Kageni

Vitoria-Gasteiz/Rome, le 19 mars 2024 – Plus de 150 représentants et représentantes des cinq continents se réunissent en ce moment même à Vitoria-Gasteiz, au Pays basque (Espagne), pour parler de l’avenir de l’agriculture familiale, qui produit la nourriture de 70% de la population mondiale. Alvaro Lario, le Président du Fonds international de développement agricole (FIDA) des Nations Unies, était au nombre de ces spécialistes en tant qu’orateur principal à la session inaugurale, qui s’est tenue ce matin, de la VIIIe Conférence mondiale « Agriculture familiale: durabilité de notre planète », organisée par le Forum rural mondial. Dans cet entretien, Alvaro Lario, le seul Espagnol à l’heure actuelle à diriger une institution des Nations Unies, nous a parlé des défis liés aux changements climatiques auxquels est confrontée l’agriculture familiale de petite échelle, de la valeur sociale de cette dernière, de la diversité, de l’inclusion et de la relève générationnelle ainsi que du rôle joué par l’innovation dans la recherche de la durabilité, thématique centrale de cette conférence.

Question - Les Nations Unies célèbrent actuellement la Décennie pour l’agriculture familiale (2019-2028), codirigée par le FIDA et par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Quelle importance revêt l’agriculture familiale?

Réponse d’Alvaro Lario - L’agriculture familiale est la colonne vertébrale de l’économie rurale, et ce partout dans le monde. Pour moi, deux chiffres en particulier mettent en lumière son importance. Le premier, elle produit 80% de l’alimentation mondiale en termes de valeur. Le second, les moyens d’existence et la sécurité alimentaire de plus de 2 milliards de personnes en dépendent. Nous pouvons illustrer ces propos par un exemple concret, peut-être inattendu. En Ukraine, si le secteur primaire est principalement composé de grandes exploitations exportatrices, ce sont les 4 millions de petits producteurs et productrices qui nourrissent le pays aujourd’hui, en temps de guerre. Ils produisent jusqu’à 80% des produits laitiers, fruits et légumes du pays.

Cette conférence se tient à mi-parcours de la Décennie pour l’agriculture familiale. Il s’agit d’un événement crucial pour continuer à encourager l’adoption de politiques favorables à l’agriculture familiale, à tous points de vue. Les productrices et producteurs familiaux et leurs organisations sont essentiels pour atteindre les objectifs du Programme de développement durable à l’horizon 2030. En plus de produire des aliments, ils effectuent des tâches clés d’adaptation aux changements climatiques, de préservation de la biodiversité et de gestion des ressources naturelles, et contribuent à la cohésion sociale et à la gestion du territoire.

Q - Agriculture familiale et agriculture à petite échelle: s’agit-il de la même chose?

R - Dans 90% des cas, oui. L’agriculture familiale est définie par les personnes qui gèrent et exploitent la ferme, c’est-à-dire une unité familiale. S’il existe également de moyennes et grandes exploitations familiales, la quasi-totalité d’entre elles sont de petites exploitations confrontées à des problématiques similaires, qui présentent toutefois des différences régionales.

Le FIDA investit dans ces petits producteurs et productrices dans les pays à revenu faible et intermédiaire, pour qu’ils puissent sortir de la pauvreté et cesser de souffrir de la faim, et pour qu’ils puissent prospérer et transformer leurs exploitations en entreprises rentables alors qu’ils ont souvent une approche de subsistance. Ces trois dernières années, nos investissements ont contribué à améliorer les revenus de 77 millions de personnes, qui représentent le présent et l’avenir de notre alimentation.

Q - Parlons de rentabilité: le FIDA insiste souvent sur le fait que les agriculteurs ne reçoivent que 6,5 centimes pour chaque euro de nourriture qu’ils produisent. Cela paraît très peu. Que pouvons-nous faire pour améliorer leurs revenus?

R - Nous devons parier sur les filières courtes, qui relient les producteurs aux consommateurs, pour que ces petites exploitations familiales récupèrent la majeure partie de la valeur qu’elles produisent. Il s’agit du système « de la fourche à la fourchette ». Ces politiques servent également à favoriser une alimentation nutritive, à base de produits locaux et de qualité. Elles servent par ailleurs à sensibiliser le public à la valeur réelle des aliments, au fait que nous ne payons pas le coût réel des aliments et, bien sûr, à la valeur sociale incommensurable qu’apportent les petits producteurs et productrices. Sans l’agriculture familiale, nous n’aurions rien mangé aujourd’hui. C’est aussi simple que cela.

Nous devons d’autre part aider les petits producteurs et productrices à ajouter de la valeur à leur production. C’est une autre façon de leur assurer une marge plus importante. Les organisations paysannes jouent aussi un rôle important, grâce aux économies d’échelle qu’elles peuvent obtenir et à leur plus grand pouvoir de négociation avec la grande distribution.

Q - L’une des thématiques clés de la conférence porte sur le rôle des femmes et de la relève générationnelle dans un secteur touché par le vieillissement démographique.

R - C’est une thématique clé, il n’y a aucun doute là-dessus. Les femmes jouent un rôle fondamental dans les systèmes d’agriculture familiale, et ce partout dans le monde. Les politiques et les investissements doivent traiter des disparités entre hommes et femmes en matière de droits et de propriété des exploitations. Les femmes doivent avoir accès aux ressources productives et pouvoir les contrôler, avoir accès aux services et aux marchés et, surtout, avoir accès aux processus décisionnels, sans que cela représente une charge supplémentaire pour elles.

Quant aux jeunes, ils ont besoin d’incitations, d’opportunités, qui les motivent à continuer et à développer l’héritage laissé par leurs parents et leurs grands-parents . Nous le voyons très clairement en Afrique avec ce qu’on appelle le « youthquake», le séisme de la jeunesse. Aux millions de jeunes ruraux qui intègrent chaque année le marché du travail, les systèmes agroalimentaires offrent des possibilités infinies. Nous devons investir dans l’avenir des jeunes. Malheureusement, les autres perspectives, nous ne les connaissons que trop bien: chômage, activités illicites, migration forcée et instabilité sociale. En ce sens, le Forum rural mondial est un outil précieux de partage des expériences et des connaissances avec une nouvelle génération d’hommes et de femmes pratiquant l’agriculture familiale.

Q - Quels effets ont les changements climatiques sur l’agriculture familiale?

R - Ils affectent gravement les petits producteurs, en particulier celles et ceux qui sont aux premières loges, dans les pays pauvres qui n’ont pas les capacités de faire face à l’intensification des phénomènes atmosphériques extrêmes tels que les sécheresses ou les inondations. L’agriculture familiale a besoin d’un soutien beaucoup plus important pour s’adapter à ces régimes climatiques en pleine évolution. Les petits exploitants ne reçoivent même pas 1% des financements de l’action climatique.

Nous en avons fait le constat avec les manifestations d’agriculteurs en Espagne. Il existe un consensus raisonnable sur le fait que les changements climatiques sont le grand défi auquel ils sont confrontés. Mais si on ne les écoute pas et si on ne leur offre pas un soutien solide, comment pouvons-nous les convaincre de continuer à travailler dans une activité qui n’est ni rentable ni valorisée?

En l’absence de changement véritable, de plus en plus de personnes vont quitter les zones rurales et nous fragiliserons de plus en plus notre capacité la plus fondamentale, celle de nous alimenter. Les preuves scientifiques sont très claires: les changements climatiques sont en train de détruire notre capacité à nourrir une population mondiale en pleine croissance.

Q - Comment faire face aux changements climatiques sans remettre en cause la durabilité des petites exploitations?

R - Je poserais la question autrement. Nous ne pourrons garantir la durabilité des petites exploitations que si nous affrontons les changements climatiques à temps. L’agriculture n’a pas d’avenir si elle n’est pas durable. Les pratiques agricoles doivent accompagner la nature, cohabiter avec elle, tenir compte de son rythme et de ses dynamiques, et ne pas essayer de la dominer et encore moins de la piller. En ce sens, nous avons encore beaucoup à apprendre des savoirs millénaires des peuples autochtones.

Nous ne pouvons pas prendre de raccourcis avec la nature. Les agriculteurs le savent mieux que personne. C’est pourquoi ils ont besoin d’une aide plus importante pour s’adapter aux changements climatiques. Bon nombre d’entre eux ont déjà mis en place différentes pratiques d’adaptation, et nous devons les écouter.

L’innovation est un pilier fondamental de la durabilité. Il faut innover pour mieux agir, pour être plus efficaces. Il s’agit d’un moyen pour parvenir à une fin: améliorer la vie de tous tout en respectant et en cohabitant avec la nature.

Nous devons également rechercher des mécanismes sociaux qui donnent un prix, puisqu’elles ont déjà une valeur en elles-mêmes, aux activités de l’agriculture familiale. Par exemple, nous avons déjà mis en place plusieurs initiatives de « paiement des services écosystémiques », qui consistent à rémunérer le travail environnemental qu’effectuent les communautés rurales et les petits producteurs. Dans l’Amazonie brésilienne, ces paiements favorisent la production de ressources non ligneuses conformément aux activités traditionnelles. Il s’agit d’une solution efficace pour protéger la forêt tout en assurant des revenus décents.

À l’intention des journalistes:

Alvaro Lario est actuellement le seul Espagnol à diriger une institution spécialisée des Nations Unies. Le Président du FIDA suit les traces de Federico Mayor Zaragoza, Directeur général de l’UNESCO (1987-1999) et de Joan Clos, ONU Habitat (2010-2018).


Communiqué de presse no IFAD/21/2024

Le Fonds international de développement agricole (FIDA) est une institution financière internationale et un organisme spécialisé des Nations Unies dont le siège est situé à Rome, centre névralgique des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture. Il investit dans les populations rurales, leur donnant les moyens de réduire la pauvreté, d’accroître la sécurité alimentaire, d’améliorer la nutrition et de renforcer la résilience. Depuis 1978, le Fonds a octroyé plus de 24 milliards de dollars dans des pays en développement sous forme de dons ou de prêts à faible taux d’intérêt. 

De nombreuses photographies illustrant l’action du FIDA aux côtés des populations rurales peuvent être téléchargées à partir de la banque d’images de l’organisation.